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De Nemo a Dakkar. La representation paradoxale du colonialisme chez Jules Verne.

peut servir a elucider ce paradoxe.

Procedons avec ordre, dit lord Glenarvan, et commencons par le commencement. (Les Enfants du capitaine Grant I, 2 [11])

"Eh bien, monsieur Cyrus, par ou allons-nous commencer? demanda le lendemain matin Pencroff a l'ingenieur.

--Par le commencement," repondit Cyrus Smith. (L'lle mysterieuse I, 13 [113])

Dans L'lle mysterieuse (1874-1875), roman-cle du corpus vernien, on retrouve le personnage central de Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870), ainsi qu'un des personnages importants des Enfants du capitaine Grant (18671868). (1) Ensemble, ces longs romans, qu'il faut retrospectivement categoriser comine une trilogie, recapitulent l'essentiel des themes qu'a developpes Jules Verne au cours de sa longue carriere. Parmi les fils conducteurs de cette trilogie, notons en particulier les deux themes entrecroises que sont le colonialisme et le progres technologique. Alors que les deux premiers romans (au sens chronologique) se caracterisent par des voyages incessants (sur et sous les mers, ainsi que sur terre ferme), l'essentiel du recit allegorique de L'Ile mysterieuse se deroule en un seul lieu. Cependant, qu'il s'agisse de mobilite ou de fixite, tous trois se rapportent d'une maniere ou d'une autre aux vagues de conquete et de colonisation qui se succedent durant la vie de Verne (1828-1905). Soit les divers personnages traversent des pays colonises ou en voie de l'etre (Les Enfants du capitaine Grant), soit ils ont lutte contre les colonisateurs, pour leur malheur (Vingt mille lieues sous les mers), soit encore ils deviennent eux-memes des colons, s'implantant dans leur nouveau domaine (L'Ile mysterieuse). Ence qui concerne le progres technologique qui est une des conditions de la poussee imperialiste de la deuxieme moitie du dix-neuvieme siecle, chacun de ces romans inclut parmi ses principaux personnages un homme de science. Trois savants donc, deux Francais et un Americain, qu'il convient d'ailleurs de soigneusement distinguer entre eux: Paganel (distrait et farfelu), Aronnax (avide de savoir), Smith (paternaliste et bienveillant). Comme on le verra, Nemo/Dakkar, qui est a la fois un sujet colonial et un homme de science, les domine tous par son genie inventif comme par son statut demiurgique.

L'importance de l'oeuvre de l'auteur francais le plus traduit dans le monde (Dusseau 9) n'est plus a demontrer. Depuis les travaux fondateurs de Simone Vierne, la litterature critique consacree a Verne s'est rapidement multipliee, sans doure a l'image de la demesure de son dessein litteraire. Une centaine de livres, dont une dizaine de titres restent celebres a travers le monde, ce qui semble approprie pour un auteur qui ambitionnait d'en representer (autant dire: explorer, decouvrir, coloniser) toutes les parties dans le cycle de ses Voyages extraordinaires: "Peu a peu, Verne couvre la Terre. Ce qui fut jeu devient obsession. A la localisation aleatoire succede au debut des annees 1880 l'idee fixe de couvrir systematiquement la Terre" (Dusseau 446). Vaste entreprise de vulgarisation scientifique a une echelle encyclopedique, mais axee d'abord et surtout sur l'etude de la geographie, (2) s'etalant a travers une periode historique durant laquelle les derniers territoires de la terre non encore sous occupation ou influence europeenne sont systematiquement colonises, l'oeuvre de Verne se veut explicitement didactique, la fiction etant souvent surdeterminee par l'objectif affiche de faire connaitre (et donc de maitriser) le reel. Toutefois, et c'est la tout le genie de l'auteur, l'imaginaire ne perd pas ses droits, les dimensions mythique et poetique ne s'effacent pas devant le triomphe apparent de la science et du progres. L'entreprise pedagogique de l'oeuvre romanesque vernienne (et l'influence de son celebre editeur, pierre-Jules Hetzel, qui en a redige la preface) trouve son prolongement dans sa Geographie illustree de la France et de ses colonies (1868), ou l'on peut lire, par exemple:
   L'Algerie, vaste colonie consideree comme partie integrante du
   territoire francais, est situee dans la region septentrionale de
   l'Afrique. Ses limites sont: au N., la Mediterranee; au S., le
   grand desert du Sahara; a l'E., la regence de Tunis; a l'O.,
   l'empire du Maroc. (745)


En raison de l'extension progressive du domaine colonial francais, les regions au sud de l'Algerie seront integrees a partir de 1895 a l'Afrique-Occidentale francaise. La Tunisie et le Maroc, quant a eux, deviendront des protectorats francais, respectivement en 1881 et en 1912.

Tout au long de sa production litteraire, les etapes successives de la politique de colonisation menee par la France, en particulier en Afrique et en Asie, ne feront l'objet d'aucune critique de la part de Verne. (3) Cependant, l'ecrivain parseme a travers son oeuvre des protestations ardemment formulees face aux injustices que subissent les peuples colonises. Par exemple, evoquant indirectement la repression sanglante de la "Revolte des cipayes" contre l'occupation britannique (1857-1858), Verne fait dire au capitaine Nemo, en reponse a la question d'Aronnax au sujet du pecheur de perles dont il avait sauve la vie, une phrase dont la portee ne sera pleinement revelee que dans les derniers chapitres de L'Ile mysterieuse: "Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant du pays des opprimes, et je suis encore, et, jusqu' a mon dernier souttle, je serai de ce pays-la!" (Vingt mille lieues sous les mers II, 3 [234]). Comment concilier de telles marques de sympathie envers les peuples colonises (ou du moins certains d'entre eux) avec l'eloquent silence de Verne lorsqu'il s'agit de l'ensemble de l'entreprise colonisatrice francaise? Ce paradoxe apparent ne resulterait-il que d'un reflexe chauvin plus ou moins conscient? (4) Le but de cet article (qui porte surtout sur les deux derniers romans) est de montrer que, dans la trilogie qui se clot par L'Ile mysterieuse, l'etrange transformation du personnage du capitaine Nemo, qui (re)deviendra le prince Dakkar juste avant de mourir, peut servir a elucider ce paradoxe.

Il convient de constater prealablement les multiples paradoxes d'un bourgeois provincial casanier et routinier, ayant fait relativement peu de voyages (et de peu d'ampleur), mais qui fera rever des generations successives de lecteurs a travers ses recits epiques de voyages de par le monde. (5) Un conservateur versaillais, puis antidreyfusard, fier d'etre l'ami du comte de Paris, qui exaltera neanmoins la revolte des Indiens contre les colonisateurs britanniques. Un heraut du progres technologique qui se montrera pourtant sceptique, voire franchement pessimiste, quant a la possibilite de voir un jour se realiser la promesse d'une societe reellement amelioree grace aux avancees scientifiques. Un "auteur pour enfants" dont les textes, reputes utopiques, n'en sont pas moins remplis de sombres visions du monde et des hommes.

Comme l'ont montre Nadia Minerva (77-89) et Jean Chesneaux (chapitre 2) (6) dans leurs analyses de Paris au XXe siecle, dont le manuscrit ne fut retrouve que plus d'un siecle apres sa redaction, la mefiance de Verne a l'encontre d'un certain scientisme conquerant est presente des le debut du cycle des Voyages extraordinaires. Le pessimisme vernien, que de nombreux critiques ont longtemps limite a la partie finissante (et declinante) de sa carriere, se manifeste en fait a partir de ce qui aurait du constituer le deuxieme roman du cycle, n'eut ete l'opposition formelle de Hetzel, soucieux de reproduire l'immense succes aupres du public qu'avait rencontre Cinq semaines en ballon lors de sa publication en 1863. Quant a l'eloge apparemment naif du nationalisme et des visees imperialistes des puissances europeennes au cours de son siecle, Verne use en fait d'un ton sardonique des le premier chapitre de son premier roman:
   Ce rare morceau d'eloquence se terminait enfin par quelques phrases
   ronflantes dans lesquelles le patriotisme se deversait a pleines
   periodes:

      L'Angleterre a toujours marche a la tete des nations (car, on l'a
   remarque, les nations marchent universellement a la tete les unes
   des autres), par l'intrepidite de ses voyageurs dans la voie des
   decouvertes geographiques. (1-2)


Si Verne n'a jamais formule une critique d'ensemble de la frenesie colonisatrice qui caracterise son epoque, il n'en a cependant pas ete le fervent panegyriste, ce qui le distingue de Rudyard Kipling. Plutot qu'une admirable entreprise civilisatrice, un "fardeau de l'homme blanc" (Kipling 79-81) assume avec enthousiasme ou du moins le sentiment du devoir accompli, le processus de colonisation a chez Verne des allures de fatalite, un corollaire inevitable des avancees scientifiques et mecaniques qui donnerent les moyens a certains pays europeens de dominer, d'une facon ou d'une autre, l'essentiel du reste du monde. (7) Dans le corpus romanesque vernien, la preponderance de personnages britanniques (dont de nombreux Ecossais) et americains, representants des pays porteurs par excellence de la technicite modernisatrice et de la poussee imperialiste qui l'accompagne, reflete cette vision de l'ineluctabilite de la transformation du monde--mais non des hommes. (8)

Michel Serres a utilement compare l'oeuvre de Verne a la litterature epique classique: "Les Voyages extraordinaires sont et constituent notre Odyssee, pour enfants et grandes personnes, comme autrefois" (150). Voyageur infatigable mais le plus souvent invisible, s'etant embarque apres avoir participe a une lutte titanesque (dans laquelle ce resistant a l'imperialisme a cependant tout perdu), le capitaine Nemo est de tous les personnages de Verne celui qui se rapproche le plus de la legende d'Ulysse, mais un Ulysse que n'attend nulle Penelope, un Ulysse a la recherche duquel nul Telemaque ne partira jamais. (9) Reflet macabre et fantomatique du heros de l'epopee grecque, Nemo ne pourra jamais rentrer chez lui ni retrouver les siens. Condamne a une errance interminable et sans veritable but, son parcours necessairement circulaire ne prendra fin qu'a sa mort.

Ce n'est guere un hasard que, parmi tous les personnages que Verne ait crees, le plus fascinant se trouve etre un misanthrope radical. Aboutissement logique, ce misanthrope, le capitaine et dernier survivant de l'equipage du Nautilus, mourra seul et presque oublie, son vaisseau immobilise devenant son sarcophage (lui-meme renferme dans la grotte de l'ile qui s'abimera dans les profondeurs de l'ocean a la suite d'une explosion volcanique, par une sorte de mise en abyme de l'aneantissement). Son dernier dialogue, avec un autre ingenieur au savoir encyclopedique, Cyrus Smith, represente la rencontre de deux mythes verniens: le vaincu du "pays des opprimes" (et donc du passe) et le representant du pays qui incarne le mieux la modernite et l'avenir. A l'heure de sa mort, celui qui avait pourtant concu et developpe un sous-marin d'un niveau technologique prodigieusement en avance par rapport a son epoque est blame par Smith pour avoir tente de s'opposer au "progres" inevitable, qu'il soit souhaitable ou non: "Capitaine, votre tort est d'avoir cru qu'on pouvait ressusciter le passe, et vous avez lutte contre le progres necessaire" (L'Ile mysterieuse III, 16 [573]). Il ne peut s'agir ici de progres scientifique, puisque Nemo, inventeur de genie, en est la personnification, ce que l'ingenieur Cyrus Smith ne peut que constater une fois a bord du Nautilus, tout comine l'avait fait le professeur Aronnax dans Vingt mille lieues sous les mers. Le progres auquel Nemo s'etait oppose, obstinement mais en vain, est plutot d'ordre geopolitique, celui de l'extension par la force du modele societal europeen au reste de la planete. Dans le schema vernien, ce progres etant deja accompli a travers la plus grande partie du monde, et en voie d'accomplissement dans ce qui en reste, toute tentative de "ressusciter le passe," si bien intentionnee soit-elle, est intrinsequement retrograde et absurde (Smith mentionne les "heroiques folies" de Nemo), puisque la marche du progres, comme celle du temps, ne saurait etre inversee. Ainsi enonce comme une fatalite, comme un phenomene indispensable et quasi naturel, ce "progres necessaire," dont l'emblematique Nemo n'aura en fin de compte ete qu'une victime parmi d'autres, s'accompagne d'un niveau de violence qui n'est nullement occulte par Verne:

Les Anglais, on le voit, au debut de leur conquete, appelerent le meurtre en aide a la colonisation. Leurs cruautes furent atroces, lis se conduisirent en Australie comme aux Indes, ou cinq millions d'Indiens ont disparu; comme au Cap, ou une population d'un million de Hottentots est tombee a cent mille. (Les Enfants du capitaine Grant II, 16 [359])

Soigneusement tenus secrets, en depit de certaines phrases allusives, tout au long de Vingt mille lieues sous les mers, la nationalite (10) et le veritable nom du capitaine Nemo ne seront reveles que dans la derniere partie de L'Ile mysterieuse: "Le capitaine Nemo etait un Indien, le prince Dakkar, fils d'un rajah du territoire alors independant du Bundelkund et neveu du heros de l'Inde, Tippo-Saib" (III, 16 [566]). Ayant perdu son pays ainsi que toute sa famille dans la lutte contre les colonisateurs anglais, Dakkar, devenu le mysterieux Nemo, a resolu de s'enfouir sous les mers, n'en emergeant que pour se venger ou pour aider d'autres "opprimes." L'idealisme de Nemo, qui constitue l'autre face de sa soif de vengeance et qui l'inscrit dans la tradition du heros romantique, est doublement indique dans le chapitre 8 de la deuxieme partie de Vingt mille lieues sous les mers. Aronnax, trouvant la porte de la chambre du capitaine entrebaillee, s'y introduit pour decouvrir "des portraits de ces grands hommes historiques dont l'existence n'a ete qu'un perpetuel devouement a une grande idee humaine" [283]. Tous sont europeens ou americains, (11) heros de la lutte pour l'independance (polonaise, grecque, irlandaise, americaine, italienne) ou contre l'esclavagisme ("Lincoln, tombe sous la balle d'un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l'affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu a son gibet, tel que l'a si terriblement dessine le crayon de Victor Hugo" [283]). Aronnax se demande si Nemo est "le champion des peuples opprimes, le liberateur des races esclaves" [283]. A la fin de ce chapitre ("La baie de Vigo"), Nemo laisse entendre que les grandes quantites d'or qu'il ramasse si aisement au fond des mers sont destinees a "des etres souffrants, des races opprimees sur cette terre, des miserables a soulager, des victimes a venger" [289]. Paradoxe que souligne souvent Verne, le capitaine qui decide sans appel de garder Aronnax, Conseil et Ned Land prisonniers a son bord fournit par ailleurs une aide materielle precieuse a ceux qui luttent pour leur liberation.

Contrairement a Nemo, ses compagnons a bord du vaisseau sous-marin ne seront jamais nommes et resteront sans identite individuelle. Personnification quasi muette d'une irreductible opacite, l'equipage du Nautilus apparait sporadiquement a travers le recit, de facon aussi silencieuse et aussi peu visible que le submersible au fond des mers. A une exception pres, ces personnages fantomatiques ne s'expriment que dans une langue irremediablement "incomprehensible" a Aronnax et ses amis. Ceux-ci, qui cotoient pourtant quotidiennement les sous-mariniers, ne tentent pas de communiquer avec eux, d'apprendre leur langue, encore moins de les connaitre. La seule fois ou un membre de l'equipage se fait comprendre des trois intrus, c'est au moment de sa mort violente. Lors de la lutte avec les poulpes geants, l'un d'eux appelle desesperement a l'aide--en francais--avant de sombrer sous les flots. Aronnax decouvre soudain: "J'avais donc un compatriote a bord, plusieurs, peut-etre!" (II, 18 [395]). Il ne cherchera pourtant pas a en savoir davantage, et les sous-mariniers du Nautilus resteront tout aussi indifferencies a la fin qu'au debut du roman. Heros d'autant plus solitaire, Nemo, dont le nom signifie pourtant "personne," restera donc non seulement le seul occupant du Nautilus, mais egalement l'unique sujet colonise, l'unique representant de la lutte contre le colonialisme, a etre dote d'une personnalite distincte.

Dans une analyse originale, Indra Mukhopadhyay insiste sur l'effet qu'a sur le lecteur la revelation tardive de la veritable identite de Nemo. Differee d'un recit a un autre dont la resolution depend, cette revelation invite a une nouvelle lecture des deux romans dans lesquels la presence sous-marine de l'ancien prince indien, cachee mais agissante, fait brievement ressortir la voix du sujet colonise, enfouie ou engloutie sous le discours colonisateur dominant. En ce sens, le recit des souffrances de Dakkar, de sa famille assassinee et de son pays vaincu et occupe agir comme un retour du refoule, l'emergence soudaine de l'inconscient, du non-dit colonial. Ce qui aurait pu constituer une denonciation ou un debut de contre-discours ne dure toutefois pas longtemps, puisque Verne revient rapidement a la notion totalisante du "progres necessaire," ramenant le processus de constitution d'un empire colonial, avec toutes ses violences, a un phenomene plus vaste de "civilisation":

Le droit, cette fois encore, etait tombe devant la force. Mais la civilisation ne recule jamais, et il semble qu'elle emprunte tous les droits a la necessite. Les cipayes furent vaincus, et le pays des anciens rajahs retomba sous la domination plus etroite de l'Angleterre. (L'Ile mysterieuse III, 16 [568-69])

Les motivations economiques et politiques, les moyens militaires et le discours auto-justifiant de l'imperialisme colonisateur retombent ainsi dans la categorie d'une fatalite aveugle et surhumaine (a l'image de l'ananke hugolienne), a laquelle il serait illusoire de tenter de faire barrage. Notons au passage que cette civilisation abstraite qui "ne recule jamais"--pas plus que le temps--ne semble guere benefique, etant representee comme une force destructrice, et donc paradoxalement inhumaine, au meme titre que l'explosion volcanique qui va bientot ravager l'ile Lincoln.

Dans Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Nemo, present mais enigmatique, etait a la fois le sauveur et le geolier d'Aronnax, Conseil et Ned Land. Un double visage a bord du Nautilus qui refletait sa double fonction de defenseur des opprimes et de justicier vengeur (lorsqu'il affrontait un navire britannique) a l'exterieur de son vaisseau. Par contre, dans L'Ile mysterieuse, Nemo joue le role generalement invisible et silencieux d'un deus ex machina, a la fois observateur et bienfaiteur de ceux qui sont arrives inopinement sur l'ile qu'auparavant il occupait seul. Dieu agissant mais cache de la mythopoetique vernienne, il ne se revelera--doublement, en tant que Nemo et Dakkar--a ses creatures reconnaissantes qu'a la fin du recit. Cependant, une fois elimine son aura de presence souveraine mais imperceptible, son statut s'en retrouvera presque aussitot diminue. Le protecteur invisible et tout-puissant qui semblait d'une autre nature que celle des naufrages-devenus-colons se verra reduit a l'etat d'un simple vieillard mourant qui, comme il a ete mentionne, sera blame par Cyrus Smith pour s'etre bien vainement oppose a l'ineluctable marche du progres. Curieuse resurgence d'une parole longtemps reprimee par l'assujettissement colonialiste, et qui est immediatement jugee comme passeiste et erronee par de recents colonisateurs.

D'un roman a l'autre, et avant meme la revelation de son identite anterieure, la transformation du personnage central a cependant ete profonde. Le Nautilus etant immobilise dans sa grotte, le capitaine Nemo, ne pouvant plus sillonner les mers, change de nature, devenant une presence plus souterraine que sous-marine, silencieuse plutot que loquace, et paradoxalement bienveillante plutot que vengeresse. Capable de voir sans etre vu, d'entendre sans etre entendu, et d'agir sans se reveler, il aide a plusieurs reprises les "naufrages de l'air" a s'etablir sur ce qui etait precedemment son propre domaine. Dans cette nouvelle incarnation que donne Verne a son personnage proteiforme, c'est donc l'ancien revolte, le sujet colonial lui-meme qui facilite silencieusement le nouveau processus de colonisation.

L'Ile mysterieuse presente le cas incongru de colons initialement involontaires qui tombent litteralement du ciel dans une ile deserte, sans indigenes a soumettre et a "civiliser." Une terre vierge, inhabitee, qui n'attend que sa mise en valeur par le travail de l'homme--en somme, la colonisation sans colonises. (12) Les questions fort contemporaines de la conquete imperialiste et de l'exploitation colonialiste sont donc soigneusement eludees par Verne durant l'essentiel de sa "Robinsonnade." Cependant, bien qu'ils soient involontairement arrives sur l'ile qu'ils nommeront en honneur du president Lincoln, la vocation reelle de tous ces personnages est clairement annoncee: "C'est de ne plus nous considerer comme des naufrages, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser!" (L'Ile mysterieuse I, 11 [99]).

Dans cette nouvelle societe coloniale, l'ingenieur Cyrus Smith, en tant que depositaire du savoir scientifique, est d'un commun accord au sommet d'une hierarchie sociale a la fois rigide et "naturelle" (au sens qu'elle s'impose tacitement, sans qu'il ne faille en discuter le bien-fonde). Quant a son serviteur Nab, ancien esclave libere mais toujours fidele a son maitre (le suivant partout, quel que soit le peril qu'une telle abnegation puisse entrainer, a la maniere de Conseil vis-a-vis d'Aronnax), il est place tout aussi naturellement en bas de cette echelle sociale. Chacun des autres personnages trouve sa place respective entre ces deux extremes. Aucune dissension interne parmi ces colonisateurs qui etaient au depart des prisonniers de guerre evades.

Les cinq personnages (six, lorsque Ayrton, l'ancien mutin et brigand des Enfants du capitaine Grant, se joindra a eux) sont tous celibataires, n'ont aucun lien de famille entre eux et ne semblent pas avoir de famille aux Etats-Unis a qui ils pourraient manquer. Sur leur ile isolee (bien qu'elle concentre sur une superficie reduite les diverses caracteristiques d'un continent), ils constituent un microcosme inattendu mais efficacement agence, le prototype d'une societe apparemment ideale, organiquement soudee autour d'un dirigeant paternaliste et bienveillant. L'absence totale de personnages feminins dans ce roman (comme dans Vingt mille lieues sous les mers)--qui illustre de facon hyperbolique la nette preponderance des personnages masculins a travers l'ensemble de l'oeuvre de Verne (Dusseau 61)--expose des le debut la marque de la folie intrinseque de cette tentative utopiste. (13) Pourtant, alors que la microsociete que dirige Nemo a bord du Nautilus est d'emblee presentee comme etant sans avenir, celle de Cyrus Smith et ses amis semble initialement avoir pour but de se perpetuer: "installons-nous comme pour l'eternite. Il ne faut jamais rien faire a demi" (L'Ile mysterieuse I, 21 [195]).

Reprenant le modele litteraire de Robinson Crusoe (Daniel Defoe, 1719), mais cette fois avec un groupe interdependant de personnages plutot qu'un individu solitaire, Verne depeint la creation par quelques naufrages d'une microsociete coloniale idealisee. (14) Les colons s'installent progressivement dans un espace clos et isole qui contient opportunement toutes les matieres premieres qu'ils auront a transformer (Nemo, leur ange gardien, y adjoindra les outils qui leur manquent). Une fois sur l'ile, le premier acte de Smith, savant prometheen, est de donner le feu et ses bienfaits a ses compagnons. Ce geste civilisateur initial sera suivi de bien d'autres. La ou le genial inventeur Nemo s'etait servi de ses connaissances scientifiques pour fuir toute societe humaine, Smith aura pour but de fonder une nouvelle societe, en recapitulant l'essentiel du savoir-faire technologique de son epoque.

Grace a leur emmenagement a Granite-House, qui leur fournit bientot tout le confort d'une maison bourgeoise (y compris, non pas un, mais deux serviteurs, Nab et l'orang-outan Jup), les colons reussissent a transplanter, voire a ameliorer, leur mode de vie anterieur. Commodement installes dans leur abri rocheux, les heros de ce roman d'aventures se revelent (a l'instar de l'auteur) routiniers et casaniers. Dans Mythologies, Roland Barthes decrit L'Ile mysterieuse comme le "roman presque parfait" de l'enfermement, "ou l'homme-enfant reinvente le monde, l'emplit, l'enclot, s'y enferme" ("Nautilus" 732). C'est pourtant ce monde refaconne par le labeur et le savoir des colons qui les expulsera brutalement, illustrant la double nature--cocon accueillant et piege infernal--de leur refuge insulaire: "la profondeur de la terre est a la fois un abri qui se conquiert (Granite-House, la crique souterraine du Nautilus) et le recel d'une energie destructrice (le volcan)" (Barthes, "Par ou commencer?" 91). Redevenus des naufrages, comme lors de leur arrivee sur l'ile quatre ans auparavant, Smith et ses amis decideront neanmoins de recreer cette colonie utopique dans leur pays d'origine.

La structure sociale, ou plutot humaine, de cette nouvelle mais monotone societe n'est guere innovante. Statiques, les personnages n'evoluent pas au cours du recit, en depit de tous les bouleversements qu'ils subissent--comme c'est d'ailleurs le cas dans la plupart des romans de Verne. Exception notable: Ayrton, le brigand des Enfants du capitaine Grant, reforme apres ses annees de solitude sur une ile deserte--ou, animalise, il etait "tombe au dernier degre de l'abrutissement" (L'Ile mysterieuse II, 14 [350])--et qui se reintegrera progressivement a la vie sociale. Si l'ancien criminel peut a travers des taches redemptrices se metamorphoser en honnete homme, d'autres, quelle que soit leur bonne volonte, sont irremediablement voues a un statut subalterne. En particulier, Verne ne remet jamais en cause l'ideologie raciste qui accompagne l'imperialisme colonial de son epoque et qui place les Europeens blancs au sommet d'une hierarchie humaine et par consequent geopolitique.

Dans le corpus vernien, les rares non-Occidentaux qui, comme Nemo (dont tous les heros liberateurs, rappelons-le, sont europeens ou americains, comme l'indiquent les portraits accroches dans sa chambre), sont doues d'une intelligence superieure ont beneficie d'une excellente education occidentale (ainsi qu'en temoignent sa bibliotheque et sa collection artistique) et s'expriment sans accent en anglais ou en francais. La couleur de leur peau, signe qui ne trompe pas, se distingue peu de celle des colonisateurs: "L'Europeen est le modele, et le non-Europeen est d'autant plus positif qu'il lui ressemble. II est frappant de voir a quel point des personnages hindous, chinois ou turcs sont europeanises. Verne insiste par exemple sur la blancheur de leur peau" (Dusseau 426). (15) Aronnax peut donc cotoyer quotidiennement Nemo sans se rendre compte que le capitaine du Nautilus vient de l'Inde, alors colonie britannique. L'education occidentale qu'a recue Nemo semble avoir developpe ses capacites scientifiques, mais egalement gomme son identite culturelle.

Contrairement au brigand repenti qu'est Ayrton, dans L'ile mysterieuse, Nab, ancien esclave noir affranchi par l'abolitionniste Cyrus Smith, est constamment presente avec un notable niveau de condescendance, qui decoule de la couleur de sa peau: "L'esclave, devenu libre, n'avait pas voulu quitter son maitre. II l'aimait a mourir pour lui. C'etait un garcon de trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois naif, toujours souriant, serviable et bon" (I, 2 [12]). L'orang-outan Jup, qui deviendra selon la logique vernienne l'inseparable compagnon de Nab, sera plus tard decrit de facon semblable: "Il ne quittait plus ses marres et ne manifestait aucune envie de s'echapper. C'etait un animal doux, tres vigoureux pourtant et d'une agilite surprenante" (II, 7 [277]). Tout au long du recit, Verne fait clairement savoir que Nab et Jup, l'homme noir et le singe qui sont les versions verniennes du Vendredi de Robinson Crusoe, sont chacun a la place qui lui convient et n'en bougeront pas. Ailleurs, le niveau de racisme du lien indissoluble que percoit Verne entre la peau foncee et l'animalite est plus evident. Dans Les Enfants du capitaine Grant, les autochtones australiens sont ainsi decrits: "Tout au plus des etres intermediaires entre l'homme et l'orangoutang! Et encore, si je mesurais leur angle facial, je le trouverais aussi ferme que celui du singe!" (II, 16 [362]). Dans le meme roman, un autre stereotype litteraire a la vie durable, celui du bon sauvage, est repris avec le personnage de Thalcave, le guide rencontre en Patagonie (I, 15 [106-14]).

Verne laisse toutefois paraitre quelques traces de relativisme culturel, rappelant ainsi que les avancees technologiques du monde occidental n'impliquent pas par elles-memes une quelconque superiorite morale. Nemo, s'adressant a Aronnax, repond non sans ironie (qui prendra plus tard une tout autre dimension, une fois que le lecteur aura pris connaissance de son passe) a propos d'une tribu de Papouasie, vraisemblablement anthropophage, qui menace le Nautilus: "Des sauvages, ou n'y en a-t-il pas? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages?" (Vingt mille lieues sous les mers I, 22 [173]). (16) Dans l'ensemble, cependant, et meme si Verne fait des exceptions pour l'Inde ou la Chine, les extremes de civilisation et de sauvagerie qu'il etablit entre les Europeens blancs et les Africains noirs refletent assez fidelement les prejuges racistes largement repandus a son epoque.

Denouement de mauvais augure, la mort de Nemo annonce la triple fin de l'ile (qui a perdu de son mystere lorsque le protecteur des colons s'est revele), de l'entreprise de colonisation et des divers recits de la trilogie, tout le patient travail de Smith et ses amis etant rapidement aboli et submerge par la nature. L'ocean qui permettait autrefois a Nemo de vivre en liberte a desormais elimine toute trace de sa presence, de son exceptionnel vaisseau et, par consequent, des bienfaits potentiels de son genie inventif. Rarement le pessimisme vernien aura-t-il ete presente de facon aussi eclatante, en reduisant a neant les effets du savoir et de l'industrie de l'homme--le colonisateur aussi bien que le colonise. Dans un denouement incongru impose par Hetzel afin de limiter l'etendue de ce pessimisme (Fornasiero 298), les colons tenteront de faire revivre a l'interieur des Etats-Unis la communaute utopique qu'ils avaient creee a l'ile Lincoln. Malgre cet epilogue saugrenu, le bilan de cette tentative d'etablissement d'une nouvelle societe est des plus mitiges.

Avec L'Ile mysterieuse, Verne a presente dans le cadre d'un roman d'aventures une allegorie, fortement idealisee, du processus de colonisation dont son siecle offrait tant d'exemples reels. Une colonisation fictive qui n'implique ni le massacre ni l'exploitation d'indigenes, qui (grace a des connaissances scientifiques toutes benefiques) domine et fait fructifier la nature sans l'epuiser, qui encourage la participation et la collaboration de toutes les classes sociales (celles-ci restant toutefois figees), qui permet la rehabilitation et la regeneration des exclus ou des criminels par le travail et l'entraide (le cas d'Ayrton), bref, qui en depit de ses bizarreries (l'absence de personnages feminins) promeut une certaine conception de l'harmonie sociale (a condition toutefois que la hierarchie des races soit maintenue). Ce modele ou plutot ce fantasme vernien d'une colonisation pacifique et bienfaitrice porte toutes les marques de la litterature utopique. Il ne se solde pas moins par un echec sur tous les plans, la fatalite, incarnee ici par la nature, ayant litteralement tout detruit.

Que cette destruction totale, annoncee par la mort de Nemo, soit precedee par la revelation de sa veritable identite n'est pas fortuit. A travers son regard et ses actes bienveillants, Nemo constituait l'ame ou le guide tutelaire de la communaute insulaire, meme s'il avait choisi de rester invisible. C'est la divulgation soudaine de son identite en tant que sujet colonise et de sa participation a la lutte contre les colonisateurs qui fait basculer le recit, qui non seulement transforme une "Robinsonnade" en un examen de la mauvaise conscience occidentale face aux violences que genere l'imperialisme colonial, mais qui remet egalement en cause l'ensemble des justifications de la colonisation elle-meme. Quoique la narration de la vie du prince et resistant indien Dakkar, qui deviendra le justicier apatride Nemo, ne constitue qu'un bref episode de L'Ile mysterieuse, elle jette une nouvelle lumiere sur l'ensemble de la trilogie, invitant le lecteur a un autre regard sur les themes de la colonisation et du progres technologique qui s'y trouvent inextricablement lies.

La "mission civilisatrice" souvent invoquee pour justifier l'entreprise colonisatrice etait fondee sur des prejuges racistes (que Verne, pour l'essentiel, ne remettait pas en question), sur une sorte d'ideologie du progres (a propos de laquelle Verne faisait preuve d'un pessimisme evident) et sur la volonte d'arriver a une stabilite sociale ou chacun aurait sa place, si subalterne soit-elle (or, Verne semblait fort bien s'accommoder d'une hierarchie sociale rigide). L'Ile mysterieuse, qui represente pourtant une version idealisee de la colonisation, finit par en illustrer en fait (qu'on me pardonne le jeu de mots) le naufrage. Le "progres necessaire" solennellement proclame par Smith s'etant avere de courte duree, sinon illusoire, les resultats des activites des colonisateurs seront simplement rayes de la carte, au meme titre que ceux de Nemo/Dakkar. Le pessimisme vernien mene ainsi a une vision du monde radicalement desabusee, qui considere la resistance de Dakkar en Inde comme etant aussi chimerique que l'assistance de Nemo sur l'ile Lincoln, car la fatalite humaine qui avait produit le colonialisme aboutira egalement a son effondrement.

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Western Washington University

REFERENCES

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NOTES

(1.) Puisque les editions en sont exceptionnellement nombreuses, les citations provenant de ces romans (qui ont d'abord paru en feuilletons) seront identifiees par partie (en chiffres romains) et par chapitre (en chiffres arabes), ainsi que par la pagination dans l'edition de reference (entre crochets droits).

(2.) Michel Serres a releve l'adequation de la centralite de l'etude geographique dans le corpus vernien avec le moment historique ou l'Europe paracheve son entreprise de colonisation a travers le monde: "Notre geographie envahit la planete. [...] Le grand imperialisme fin de siecle se reflete, chez Verne et ailleurs, dans cette mainmise du savoir sur l'univers" (12). Notons que le roman qui ouvre le cycle des Voyages extraordinaires, Cinq semaines en ballon (1863), debute par une seance de la Societe royale geographique de Londres et se clot par un resume des "decouvertes du docteur Fergusson dans cette immense contree comprise entre les quatorzieme et trente-troisieme degres de longitude" (chapitre 44). Voir egalement un court texte de Verne qui date de 1873, "Les meridiens et le calendrier" (http://jv.gilead.org.il/garmt/ meridiens.html).

(3.) "Verne ne met jamais en cause la colonisation francaise" (Dusseau 258). "[L]'ecrivain ne denonce jamais le colonialisme francais" (Bola 55).

(4.) "Les indignations humanistes du Verne denoncant le sort des Aborigenes australiens sont opportunement aiguisees par les diatribes chauvines du Verne acharne contre la perfide Albion" (Chesneaux 176). Paradoxalement, de son vivant, Verne fut percu en Grande-Bretagne (souvent au prix de mauvaises traductions) comme un thuriferaire de son entreprise colonisatrice: "although Verne was French, his work was recognized as 'belonging' to a distinctly British tradition and heritage" (Loxley 33).

(5.) "Verne est un miroir fidele des rites sociaux de la bourgeoisie" (Dusseau 70).

(6.) Comme le signale Chesneaux lui-meme (8-11), son livre constitue en partie un correctif a l'orientation schematique, voire reductrice, de son ouvrage de 1971, Jules Verne, une lecture politique.

(7.) Rappelons cependant l'emergence, du vivant de Verne, de nouvelles puissances imperialistes non-europeennes: les Etats-Unis (la Guerre hispano-americaine de 1898) et le Japon (la Guerre russo-japonaise de 1904-1905).

(8.) "Le poids des Anglais est primordial. Sur 563 personnages, on en denombre 142" (Dusseau 358). Verne insiste par ailleurs sur les divisions qu'il percoit a l'interieur du Royaume-Uni: "D'Ecossais a Irlandais, il n'y a que la main. La Tweed, large de quelques toises, creuse un fosse plus profond entre l'Ecosse et l'Angleterre que les vingt lieues du canal d'Irlande qui separent la vieille Caledonie de la verte Erin" (Les Enfants du capitaine Grant II, 6 [274]).

(9.) Verne fournira une thematique semblable a celle de Vingt mille lieues sous les mers, mais cette fois dans les airs au lieu de sous la mer, dans Robur le conquerant (1886).

(10.) Verne avait d'abord pense a faire de Nemo un Polonais, victime de l'imperialisme russe, ce qu'avait refuse Hetzel, "desireux de preserver la diffusion de ses livres en Russie" (Dusseau 170).

(11.) De meme, la bibliotheque, ainsi que les collections de tableaux et de partitions de musique, qui impressionnent Aronnax ne contiennent aucun exemple de litterature ou d'art non-occidental. Nemo ne semble avoir garde nulle trace visible de sa culture d'origine. Bien qu'il y ait a bord du Nautilus des livres "ecrits en toute langue" (I, 11 [76]), cela ne semble pas inclure le hindi, le bengali ou le panjabi.

(12.) Ailleurs, ce sont les colonises qui deviennent colonisateurs. Dans Michel Strogoff (1876), ecrit a l'occasion de la visite a Paris du Tsar Alexandre II de Russie, Verne a tout simplement inverse le processus contemporain de colonisation de l'Asie centrale par la Russie, representant au contraire l'empire du Tsar comine etant envahie par des hordes tartares (Bongie 46-70).

(13.) Des trois romans, seul Les Enfants du capitaine Grant inclut des personnages feminins (Lady Glenarvan, Mary Grant).

(14.) "La robinsonnade vernienne [...] transforme le roman de la solitude en roman familial ou social" (Minerva 36). "Pour Verne, on ne peut survivre sur une ile deserte que si l'on est plusieurs, que si l'on cree une petite societe" (Compere 48).

(15.) C'est egalement lecas de Mrs. Aouda, la jeune veuve indienne qui deviendra l'epouse de Phileas Fogg dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1872).

(16.) Voir Lestringant (275-89) au sujet de la thematique recurrente du cannibalisme chez Verne.
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Article Details
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Author:Ousselin, Edward
Publication:Nineteenth-Century French Studies
Article Type:Critical essay
Geographic Code:4EUFR
Date:Sep 22, 2013
Words:6223
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