Blank Space - Critique

La puissance de l'imagination

Certains mangas aiment bien cacher leur jeu. Il y a ceux du duo Somato avec leurs séries Kuro et Shadows House au mignon look gothique, néanmoins bien mystérieuses. Ou l’errance étrangement sereine de Girls Last Tour. Blank Space, récemment paru chez Sakka/Casterman, semble être de ces titres. Son autrice Kon Kumakura s’amuse à intégrer dans sa tranche de vie lycéenne des éléments de fantastiques. En résulte un titre délicieusement cryptique et joliment dense en seulement trois volumes.

La banalité dans Blank Space s’incarne au travers de Shoko, une lycéenne exubérante et plutôt tête en l’air. De l’autre côté du spectre se trouve Sui, sa camarade plus discrète, et aussi plus sérieuse, avec une certaine particularité : elle peut matérialiser tout ce qu’elle veut en l’imaginant. Autre spécificité : ses créations sont invisibles pour les autres, elle seule pouvant les voir. Une capacité bien singulière que va finir par remarquer Shoko, conduisant les deux adolescentes à se lier d’amitié.

Ce gimmick évidemment surnaturel est aussi intrigant que fascinant et inquiétant. D’autant qu’il est rapidement suggéré que la vie n’est pas tendre avec son utilisatrice, clairement victime de harcèlement à l’école. L’histoire du manga se veut ainsi plus dense qu’elle ne le laisse paraitre. Cela passe aussi par une narration volontairement décousue, en prenant le point de vue d’autres personnages sans lien avec le duo principal. Si l’écriture est volontairement cryptique, Kon Kumakura parvient à conserver une vraie clarté dans ce qu’elle raconte. On est déboussolé, mais jamais perdu.

Concrètement, cela fait de la lecture de Blank Space une expérience assez unique. Ses éléments fantastiques s’intègrent avec discrétion dans son cadre lycéen classique. De quoi être intrigué comme perturbé puisque l’on ne perçoit aucune des créations de Sui. Graphiquement, cela se traduit par une intelligente sobriété visuelle. Déjà que le style de l’autrice (son Twitter) fait la part belle au minimalisme, elle illustre les capacités de Sui en gardant ses créations invisibles comme il se doit. L’accent est plutôt mis sur les gestuelles et autres effets visuels induits par ces objets invisibles, comme leur interaction avec des liquides ou de jouer avec les bordures des cases.

Dans ces moments où Sui emploie ses créations invisibles, il ne reste qu’au lecteur à imaginer ce qu’il pense voir au travers des dessins suggestifs de l’autrice. Ce rapport à l’imagination est l’autre marotte du titre. Un fil rouge thématique dont l’évidence apparait sur le tard, mais offre en cours de route de beaux développements. Par exemple, les séquences avec le jeune libraire et l’apprentie-mangaka sont très appréciables pour ce qu’elles disent du rapport auteur-lecteur, tout en ayant une atmosphère radicalement différente du reste du manga. Ou encore la manière dont une œuvre revit quand deux hommes se prennent d’interêt pour un livre vraisemblablement oublié de tous.

© 2021 Kon Kumakura / HERO'S INC.

« À partir de quand l’imaginaire devient-il réel ? » est une des nombreuses questions que vient poser Blank Space au travers de ces différentes histoires. Il interroge la façon dont des choses qui, par définition, n’existent pas peuvent côtoyer nos vies et même les affecter de manière bien réelle. Son propre imaginaire, mais aussi celui des autres, en particulier des artistes, y a son importance. La vision d’un auteur peut continuer à vivre tant qu’elle existe au travers de ses fans. L’imaginaire présenté par Blank Space est imprévisible et surtout difficilement perceptible, mais il n’en reste pas moins un sujet de partage et de rassemblement pour des individus.

Rapportée à l’histoire de Sui, cela permet de comprendre comment l’imaginaire lui sert autant d’échappatoire que d’exutoire. Au final, il s’agit davantage d’une manière particulièrement originale pour parler de harcèlement scolaire. Le manga montre de manière assez crue l’isolement et la colère que cela engendre. Et d’y confronter la perception des autres, en particulier celle de Shoko dont l’alchimie évidente avec son amie ne suffit pas. Avec sa personnalité de candide simplette, elle fait une protagoniste à la banalité attachante, ce qui semble être là aussi un trope cher à l’autrice.

© 2021 Kon Kumakura / HERO'S INC.

Verdict

La richesse de Blank Space est salutaire, particulièrement pour une histoire en seulement trois volumes. Le genre d’expérience singulière dont on ignore où elle nous emmène, mais que l’on suit avec délectation. Esthétiquement réussi et à l’écriture maitrisée, il est le fruit d’une certaine prouesse dans sa capacité à proposer un récit aussi cryptique sans perdre en clarté. Il mêle intelligemment l’histoire d’une lycéenne harcelée à des réflexions plus larges sur l’imaginaire et, d’une certaine manière, la création. Kon Kumakura ne semble rien vouloir faire comme les autres avec ses histoires banalement bizarre, et on lui souhaite de continuer ainsi.

Dans cet article

Critique Blank Space : la puissance de l'imagination

8
Très bon
On se laisse agréablement porter par cette histoire fantaisiste et les bonnes idées de Kon Kumakura. Plus dense qu'il n'y parait, Blank Space se révèle à la fois comme une prise originale sur le harcèlement et une ode à la force de l'imagination.
Blank Space