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Realite et imaginaire des parcs et des jardins dans la deuxieme moitie du XIX siecle.

C'est l'ampleur ou la composition gracieuse de ces tableaux qui fait le charme des jardins modernes.

-- Aldolphe Alphand (xv)

Elles [les nuits de sommeil profond] nous font retrouver la ou nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin ou nous avons ete enfant. Il n'y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver.

-- Marcel Proust (2.9 l)

Si, de tout temps, le jardin a represente un terroir fecond pour l'imaginaire, tout laisse a croire que c'est pendant la deuxieme moitie du XIX siecle qu'il atteint en France, dans la litterature, (1) une fonction sensiblement differente des autres epoques, a la fois majeure et multiple. Avec le developpement de l'ere industrielle, les villes, Paris en particulier, deviennent tentaculaires, inhumaines, et polluees. Haussmann, charge par Napoleon III de transformer la capitale, confiera a l'ingenieur Alphand la gestion des parcs et des jardins. L'espace libre dans les villes de 1850 devient necessite: il faut respirer un peu d'air pur. C'est d'ailleurs a cette epoque qu'en province chaque grande ville sera dotee d'un jardin public. Il faut donc croire qu'il existe une relation directe entre la realite quotidienne et le fait qu'apres 1850, et surtout entre 1880 et 1900, la litterature offre dans ses pages une place de choix au jardin sous toutes ses formes: parc, jardin public et prive, serre, certaines ouvres allant jusqu'a en faire le sujet central de l'ouvrage. (2) Cet espace privilegie deviendra en quelque sorte le carrefour des deux grandes tendances litteraires qui s'opposent vers la fin du siecle: celle qui, d'une part, va creuser dans le puisard des miseres du siecle, du siecle, du realisme au naturalisme, et d'autre part celle qui, en partie par reaction a la precedente, s'oriente de plus en plus vers la reverie et le fantasme, a travers le symbolisme. Que ce soit comme exutoire, ou au contraire comme lieu secret, des secrets (des amours adulteres ou "maudites"), obscur, malefique, voire satanique, lorsqu'il n'est pas les deux a la fois, le jardin est partout present, et de plus en plus au fur et a mesure que le siecle avance, car la litterature decadente en fera un de ses lieux privilegies. Cette etude se propose donc d'analyser le role des jardins au sein de l'imaginaire de la deuxieme moitie du siecle. Une premiere partie traitera de l'aspect historique, tandis que la deuxieme partie sera consacree a l'analyse de la fonction de cet imaginaire dans la poesie et dans la prose de l'epoque.

L'utilisation du jardin en litterature n'est certes pas nouvelle. Il serait possible de remonter jusqu'a la Bible--et au-dela--pour en trouver des traces. Des etudes ont ete realisees pour ce qui concerne les autres epoques, mais la critique a omis de s'interesser de pres au jardin "moderne," (3) qui va non seulement transformer peu a peu l'espace urbain mais offrira, en litterature, un terrain metamorphose et pluralise, ou l'imaginaire de l'epoque viendra largement s'abreuver.

Considerons tout d'abord l'aspect historique. Ce n'est qu'un an apres sa nomination comme prefet de la Seine en 1853, que le baron Haussmann, charge par Napoleon in d'embellir et d'assainir la capitale, fait appel a un jeune ingenieur d'origine grenobloise, Adolphe Alphand, pour amenager et administrer ce qui devient "les promenades parisiennes." (4) Il faut avouer que la capitale en avait bien besoin, si l'on en croit David Pinkney dans Napoleon III and the Rebuilding of Paris:
 In 1850 there were no municipal parks except the neglected Champs
 Elysees and the Place des Vosges, not fifty acres in all. The
 gardens of the Tuileries, the Palais Royal, the Luxembourg, and
 the Jardin des Plantes were national property open to Parisians only
 on sufferance. (93)


Alphand sera responsable, entre autres, de la renovation des Bois de Boulogne et de Vincennes, du Parc Monceau, des Tuileries et du Jardin du Luxembourg, de la creation de deux nouveaux parcs, Montsouris et les Buttes-Chaumont, ainsi que d'un tres grand nombre de squares et avenues-promenades. Dans Paris and the Nineteenth Centur?, Christopher Prendergast a bien decele les raisons profondes qui sous-tendaient les decisions de la part de Napoleon III, de doter la ville de nouveaux espaces verts. Il devenait indispensable d'offrir aux citadins une bouffee d'air frais loin du bruit, des tracas, ainsi que des exhalaisons nocives de la ville industrielle, d'autant que l'empereur croyait en la possibilite d'une revolution morale des classes ouvrieres par l'hygiene et la vie au grand air (171). (5) Mais il etait egalement indispensable de creer l'illusion democratique d'un effacement des differences sociales par l'intermediaire d'espaces ou le brassage des classes se ferait de maniere quasi "naturelle," ceci devant contribuer a donner a l'empire, et au regime autoritaire que N.III allait peu a peu implanter, cette impression de democratie que le Prince-president avait tenu a disseminer au debut de son regne. Or cette illusion d'egalitarisme n'etait pas sans railles. Ainsi Prendergast note-t-il, par exemple, que le Bois de Vincennes, situe a l'est de Paris et donc plus proche des quartiers populaires (malgre l'ilot bourgeois de Saint-Mande) recut des autorites, en depit de ces velleites egalitaires, moins d'attention que son pendant occidental, le Bois de Boulogne, agremente, quant a lui, de cascades, de grottes, et d'une ile, parce que plus proche des beaux quartiers. (6) Ajoutons qu'il deviendrait d'ailleurs de mise de parler du Bois, comme s'il n'en existait qu'un. Certes, cette vision utopique, d'ailleurs reservee a certaines heures de la journee et de la semaine--pour la cascade, trop couteuse--dans un lieu lui-meme presque irreel, d'une reconciliation des differences sociales, ne pouvait etre que demagogique. C'est egalement la these que soutient Louis-Michel Noury dans son ouvrage Les Jardins publics en province. Car Paris n'est pas seul, sous l'impulsion de l'empereur, a devenir le lieu d'une intense activite quant a la refection et la creation d'espaces verts, comme l'indique Alain Corbin dans sa preface a cet ouvrage. C'est la France entiere qui se pomponne. Corbin remarque que "quatre-vingt onze jardins y ont ete crees ou remodeles sous le Second Empire; ce qui suggere d'immenses chantiers de nivellement et de terrassement" (9). Noury affirme que, quoique le desir du gouvernement fut de rassembler dans les jardins publics toute la population, ceux-ci etaient en fait soigneusement etablis en bordure des quartiers residentiels, ou les proletaires ne s'aventuraient guere. De plus, la raideur qu'ils imposaient dans leur enceinte: allees soigneusement tracees au cordeau, reglement bien en vue a l'entree, vigilance permanente du gardien, tout tendait a renforcer l'ordre bourgeois tout en dissuadant de maniere subtile l'invasion des masses populaires. Et Corbin de noter:
 Le jardin public du Second Empire est un espace de distinction et
 d'ostentation. Il manifeste la reconquete des villes par les elites
 sociales. Il autorise de jouir de l'Ordre; ordre des parterres,
 ordre des comportements assure par le reglement qui multiplie les
 interdits, par le gardien qui veille et surtout par la cloture qui
 protege de l'irruption intempestive. Il est, tout a la fois,
 manifestation et metaphore de l'ordre social. (10)


Il est dommage que ce dernier point ne soit pas developpe. Le jardin serait-il alors l'aboutissement supreme de l'etat? Celui de s'infiltrer jusqu'aux portes de l'inconscient du peuple, d'inscrire dans la conscience les lois etatiques du comportement (ne marcher que dans les allees, etc.). Sans doute l'embellissement et la creation des parcs et des jardins allaient-ils de pair avec l'idee qu'il etait necessaire de redorer le blason d'une vieille et sale capitale, qui ne fonctionnait desormais plus comme symbole d'un empire que "Badinguet" souhaitait de nouveau rayonnant, et tenu de main de maitre. (7) Alphand confirme cette idee lorsqu'il ecrit, a propos de la creation du Bois de Boulogne:
 En 1852, le Bois de Boulogne ... ne repondait plus aux besoins de
 notre epoque, et ne formait pas une promenade digne de la capitale
 de la France, rendue a la prosperite par une main puissante (3;
 c'est moi qui souligne).


Aussi aucun effort (de main-d'ouvre comme d'argent) ne sera-t-il epargne pour rendre la ville plus agreable, et au moins dans un cas, les Buttes-Chaumont, la liberer d'un terrain non seulement malsain mais risquant d'etre dangereux. La lecture de l'ouvrage d'Alphand, mi traite d'architecte-paysagiste, mi cahier de comptes, est edifiante a ce sujet. Il represente egalement une mine de renseignements concernant la creation ou la transformation des espaces verts parisiens.

Du parc Monceaux, edifie par Philippe d'Orleans en 1778, et dessine par le celebre Carmontelle, peintre, architecte, et auteur dramatique, il ne restait malheureusement depuis longtemps qu'un jardin a l'abandon, "si delaisse depuis la Convention Nationale" (195). Ce devait etre a sa creation, si l'on en croit un plan de 1783 donne en illustration par Alphand, un endroit idyllique (191). La lecture de l'index des lieux, tout impregne du vocabulaire de la pastorale encore regnante ("Ruines du Temple de Mars," "Fontaine de la Nymphe," "Rochers," "Source d'eau," "Laiterie"), nous indique que la realite savait s'inspirer de la litterature. (8) Or pour remedier aux ravages du temps, il fallut un travail colossal pourtant execute en un an et demi seulement, les deux annees suivantes etant consacrees aux travaux de terrassements, de creation des routes, ainsi que de l'apport de terre, la nature argileuse du sol l'empechant de produire quoi que ce soit.

Les deux nouvelles creations, celles des Buttes-Chaumont et de Monsouris, sont particulierement interessantes en ce qu'elles ne se contentent pas de transformer des structures deja existantes, ce qui en soi est deja un defi, mais font preuve du reel talent de l'architecte-paysagiste, car il fallait partir de rien, hormis le terrain. Toutefois, pour le paysagiste, le relief est la ressource principale, comme le confirme Alphand dans ces lignes:
 L'etude du relief est une operation tres-interessante et
 tres-delicate; car elle doit imprimer aux mouvements du sol une
 certaine grace, former ou corriger la di rection des vallees et des
 plateaux, c'est-a-dire arreter l'assiette du paysage. C'est
 l'operation fondamentale dont tout le reste depend. (L)


Et du relief, les deux terrains en question en avaient a revendre. Ce n'est qu'en 1860, avec l'annexion des communes de Belleville et de la Villette, que la mairie de Paris, "ne pouvant laisser subsister dans l'enceinte du nouveau Paris un lieu aussi desert, aussi dangereux, aussi malsain, et desirant en meme temps doter ses nouveaux administres d'une vaste promenade, decida la transformation des Buttes" (203). Les Buttes-Chaumont existaient comme lieu, non comme jardin. Leur passe, il est interessant de le noter, est loin d'etre glorieux. Alphand nous rappelle en effet que le "Calvus Montus," Mont Chauve en latin, devenu Chaumont par contraction, est d'abord connu (au XI siecle), comme un lieu de bataille avec les Normands. Il reparait au XIII siecle lorsqu'il devient le sinistre emplacement ou l'on pendait les condamnes au gibet. Alphand ajoute que Les Buttes devinrent vite "le receptable de toutes les immondices de Paris; on y voyait encore, il y a quelques annees, des etablissements d'equarrissage et le depotoir des vidanges, ce qui repandait des emanations infectes non seulement sur les quartiers avoisinants, mais sur la ville entiere, selon la direction des vents" (201).

Utilisant les depressions naturelles ainsi que les excavations des anciennes carrieres de platre, remarquables agencements "naturels" pour la cascade et la grotte, "pour donner au parc l'aspect d'un paysage de region montagneuse," Alphand realisait ainsi l'un des plus beaux jardins de Paris, d'ou l'on peut admirer une des vues les plus agreables de la capitale: celle qu'on a de l'elegante rotonde situee en haut de la colline (203).

La creation de Montsouris fut, de meme, realisee a partir de peu, et dans un esprit d'equilibre par rapport aux autres sections de Paris: "Dans les projets generaux, on avait arrete, en principe, que la capitale, outre de nombreux squares, boulevards et avenues, serait comprise entre quatre grandes promenades publiques, a savoir: les bois de Boulogne et de Vincennes, a l'ouest et a l'est; le parc des Buttes Chaumont au nord; et celui de Montsouris, a l'extremite sud" (204).

Montsouris represente, pour des raisons differentes des Buttes, un autre tour de genie. Le terrain offrait a l'origine beaucoup moins de caractere que les anciennes carrieres de platre du nord-est de Paris. Pourtant, a l'ouest des lignes de chemins de fer existantes, se tenait une colline a exploiter, tandis que de l'autre versant du parc, la fameuse vallee de la Bievre chere a Huysmans allait faciliter l'agencement du petit ruisseau, et, un peu plus loin, de la source, tous deux artificiels.

De l'Avenue Reille, le Parc Montsouris est bien un parc. (9) La premiere partie est preparatoire, avec ses belles courbes et son allee en huit. Pourtant on se demande ou est le vrai jardin. Il suffit de continuer et de traverser les lignes du R.E.R. pour le trouver. La colline vit longtemps, des la fin de l'exposition de 1867 pour laquelle il avait ete donne a la France par la Tunisie, le Bardo, replique miniature du palais des beys de Tunis, magnifique structure mauresque qui servait d'observatoire. Mais dans les annees quatre-vingts (dix-neuf cents), l'edifice, qui allait se deteriorant, fut rase.

Il avait ete, en ce qui concerne les Buttes, question d'hygiene et de salubrite, ainsi que de redonner vie a certains espaces parisiens. Avec Montsouris et les Buttes, l'equilibre est-ouest, nord-sud, recherche par le gouvernement sous pretexte de sante et de salubrite publique, mais sans doute aussi en vue d'un controle plus grand des loisirs de la capitale, est finalement realise vers la fin des annees soixante.

Or la liste des accomplissements d'Alphand ne s'arrete pas la. Encore faut-il ajouter le grand nombre de squares, de promenades, (a commencer par les Champs-Elysees) d'avenues bordees d'arbres (le Boulevard Richard-Lenoir) realises par l'ingenieur, qui seront autant de havres indispensables a la vie parisienne de l'ere industrielle. Mais ce sont les Bois de Boulogne et de Vincennes qui feront l'objet de travaux titanesques, non seulement de transformation des sols, mais de plantations de nouvelles essences, construction de structures aquatiques (lacs, ruisseau, rivieres, cascades) avec l'apport d'eau que celles-ci necessitent.

Le rapprochement des masses, que tout l'espace social jusqu'alors, meme l'eglise, separaient, tout artificiel qu'il soit, a peut-etre lieu pour la premiere fois dans l'histoire du pays. L'experience de flaner cote a cote dans l'enceinte d'un meme espace public, avec des gens de toute classe et de toute condition, ne sera donc peut-etre pas--contrairement a la these de Prendergast--sans un certain effet sur la population. Il est d'ailleurs interessant de noter les impressions d'une promeneuse de l'epoque: "traversez les jardins publics: tous ces etres vulgaires et pernicieux forment une foule bienveillante, soumise aux influences generales, une population douce, confiante, polie, on dirait presque fraternelle" (Cite par Prendergast 168). C'est George Sand qui s'exprime ainsi dans son article du Paris-Guide de 1867. Il est possible d'avancer que ce phenomene a peut-etre contribue a une certaine forme d'attenuation, du moins apparente, des distinctions de classes; il ira s'accentuant de plus en plus au vingtieme siecle. Car il est clair que tous ces bouleversements quant aux espaces de loisirs devaient avoir une repercussion sur la conduite sociale, ainsi que sur l'imaginaire de la population de l'epoque.

La phenomenologie, a travers des penseurs comme Bachelard et Merleau-Ponty, nous a appris a repenser notre relation au monde, en particulier l'espace que nous habitons. Michel Foucault reprend et elargit cette tradition en signalant dans un article intitule "Des espaces autres," l'importance capitale de certains de nos espaces, parmi lesquels il inclut le jardin. Foucault nous invite a analyser ces lieux differents des autres--qu'il nomme "heterotopies"--en ce que notre esprit les apprehende de maniere differente. Nous savons depuis Bachelard combien certains d'entre eux portent une lourde charge fantasmatique au sein de l'imaginaire. (10) On sait ce que sont les utopies. Foucault voit en revanche dans les heterotopies des lieux reels, des "sortes d'utopies effectivement realisees dans lesquelles les emplacements reels, tous les autres emplacements reels que l'on peut trouver a l'interieur de la culture sont a la fois representes, contestes et inverses, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux [...]" (47). Apres en avoir mentionne plusieurs (bibliotheques, musees, cimetieres), le philosophe affirme que le jardin est "l'exemple le plus ancien de ces heterotopies" (48). Il etablit alors six principes de fonctionnement. Je ne retiendrai ici que ceux qui interessent mon propos. Le second avance qu' "au cours de l'histoire, une societe peut faire fonctionner ses heterotopies de maniere tres differente" (48). Que, dans la diachronie, les heterotopies se transforment considerablement, c'est ce que nous proposons de montrer ici concernant le jardin envisage de maniere synchronique. Le troisieme principe soutient que "l'heterotopie a le pouvoir de juxtaposer en un lieu reel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont eux-memes incompatibles" (48). C'est la nature meme du jardin, dans sa mission de recreer une nature stylisee, que de faire se cotoyer des sites dont il est invraisemblable qu'ils se retrouvent aussi varies et aussi nombreux dans la nature, en si peu de superficie tout au moins. Le quatrieme principe affirme que les heterotopies sont liees a des decoupages du temps: "l'heterotopie se met a fonctionner a plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel" (48). C'est bien le cas dans cette deuxieme moitie du siecle ou les ecrivains, se trouvant de plus en plus marginalises dans une societe rongee par le progres et le profit, chercheront de plus en plus refuge dans des oasis de paix ou laisser libre cours au reve et a l'imagination. Dans le cinquieme principe, Foucault pretend que les heterotopies "supposent toujours un systeme d'ouverture et de fermeture qui les isole et les rend penetrables a la fois" (49). En effet, la representation litteraire des jardins mettra en scene cette dichotomie interieur/exterieur, d'autant que l'experience du jardin sera tres souvent, nous le verrons, du domaine de la revelation. Enfin, le sixieme principe assure qu'elles ont par rapport a l'espace restant, une fonction qui se deploie entre deux poles extremes; leur role etant, soit de "creer un espace d'illusion qui denonce comme plus illusoirement tout l'espace reel," soit de creer "un autre espace reel, aussi parfait, aussi meticuleux, aussi bien arrange que le notre est desordonne, mal agence et brouillon" (49). Gardons ces sortes d'axiomes en esprit, les jardins litteraires apres 1850 privilegiant plus que jamais ces differentes caracteristiques.

Nous ne reprendrons pas ici l'evolution des differentes fonctions litteraires du jardin depuis l'Antiquite. (11) Contentons-nous de revenir au XIII siecle, pour comprendre de quelle maniere cet espace a evolue pendant les annees precedentes. La fin de ce siecle voit l'apparition en France du jardin a l'anglaise (1760), lui-meme inspire de la Chine, comme le rappelle Yves Giraud dans son article "La reverie dans les jardins." Le jardin a l'anglaise s'oppose radicalement a son pendant francais, bien connu pour ses allees droites, son gout pour la symetrie, son absence d'ombrages. Il rend l'esprit propice a la reverie, a la meditation philosophique et a la creation poetique. C'est d'ailleurs, nous rappelle encore Giraud, par le biais des jardins anglais que le mot "romantique" fait son entree en France vers le milieu du siecle. Or si les preromantiques aimaient a parcourir les jardins, qui semblaient se preter mieux que la nature elle-meme a la reverie, les romantiques, quant a eux, ajoute Giraud, opereront au contraire un retour vers la nature, la vraie. Les seules incursions qu'ils se permettront vers les jardins seront pour des enclos abandonnes, en friche, d'ou se degage une nostalgie d'un temps irremediablement perdu.

Qu'est-ce qui change dans l'imaginaire des jardins apres la periode romantique? Avec The Counterfeit Idyll, Gail Finney a sans doute ecrit, a ce jour, l'etude la plus complete sur les jardins au XIX siecle. Pourtant, son analyse (dont chacun des trois chapitres porte respectivement sur la litterature francaise, allemande, et anglaise), se voulant universaliste, manque peut-etre de nuances en ce qui concerne l'evolution de l'idee de jardin au cours du siecle. Car il est clair qu'en France, ses fonctions se transforment apres 1850, en partie pour les raisons qui ont ete evoquees plus haut (l'impact des jardins parisiens et provinciaux sur les mentalites) et parce que la sensibilite change. (12) De plus, Finney limite son etude au roman, et a quelques grands auteurs: Balzac, Stendhal, Sand, Flaubert. Le lien qu'elle etablit avec la pastorale des XVII et XVIII siecles est interessant, (13) car il est vrai que celle-ci influence encore, de loin en loin, l'idee de jardin au XIX. Ceci est clair dans les creations d'Al-phand, qui tout en souhaitant des jardins modernes, opere un retour vers les artifices du jardin a l'anglaise: grottes, temples, collines et vallees. On sait par ailleurs que Napoleon III, fort impressionne par Hyde Park, voulait recreer un paysage semblable, en particulier au Bois de Boulogne dont il supervisa lui-meme les travaux, de sa residence de St. Cloud toute proche. Mais de la a affirmer que "the variations among the three national garden types lie for the most part in their differing combinations ofparadisaic and pastoral motifs," nous parait quelque peu simplifie (6). Car si ces deux composantes seront encore visibles, ici et la, jusqu'a la fin du XIX siecle, leur nature a fortement evolue. Toutefois, Finney reconnait bien le pouvoir du jardin comme "enclave erotique." Elle ecrit: "As the only remnant of nature within a domesticized space, the garden serves here as the setting for the recognition of and frequently the yielding to sexual desire, for illicit, mostly often adulterous encounters" (5). Bien plus que l'avatar du paradis et de la pastorale, nous verrons que le jardin de la deuxieme moitie du siecle est bien plutot ce lieu-la, suspect, interdit, sulfureux, voire "diabolique," qu'il commencait seulement a devenir pendant la periode romantique.

Pour la periode qui nous occupe, l'apres 1850, Baudelaire fait evidemment reference. Pourtant, il faut des l'abord remarquer que le jardin n'occupe pas une grande place parmi ces "fleurs maladives" (dont le titre est neanmoins evocateur; les fleurs--il est vrai ici metaphoriques--connotant le jardin). On en trouve neanmoins quelques traces disseminees. Ainsi dans "L'Ennemi," le jardin est-il evoque, quoiqu'il s'agisse la aussi d'une metaphore de l'esprit ou de l'ame du poete qui, tout en evoquant les ravages produits par les intemperies (de la vie), evalue le travail qu'il est necessaire d'accomplir pour rendre au jardin de l'esprit sa fertilite. Tout le poeme est, comme souvent chez Baudelaire, une longue syllepse ou chaque terme peut se lire a la fois dans son sens litteral et dans son acception metaphorique. Il est interessant de noter que, quoique le jardin apparaisse finalement assez peu dans Les Fleurs du mal, ce sonnet est peut-etre l'un des textes les plus importants du recueil: dans les tercets, le poete s'interroge sur la validite de sa poetique, emettant des doutes sur son efficacite:
 Et qui sait si les fleurs nouvelles que je reve
 Trouveront dans ce sol lave comme une greve
 Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? (16)


Nous sommes loin ici d'une vision pastorale ou paradisiaque. Il s'agitait plutot d'une version apocalyptique ou regne le chaos, au sein d'une terre dont la fertilite est remise en question.

Dans "Une martyre" (cx), le cadavre sans tete d'une femme se trouve "Dans une chambre tiede ou, comme en une serre,/L'air est dangereux et fatal" (105). Or remarquons que la serre n'est ici que suggeree par l'intermediaire d'une comparaison. Elle n'est donc pas "reelle." Toutefois, elle rend deja une atmosphere sulfureuse que nous retrouverons dans d'autres evocations plus tardives de cet espace, decadent par excellence. Barbey d'Aurevilly evoquera le recueil comme "une fleur du mal venue dans une serre chaude de la decadence" (Cite dans Baudelaire 1194).

La serre est particulierement interessante en ce que, dans les annees quatrevingts, adjacente aux maisons ou s'immiscant dans les appartements, il est possible d'avancer qu'elle est, sous cette forme, une creation fin-de-siecle. Edmond de Goncourt en fait d'ailleurs etat dans son journal en decembre 1867: "Luxe tout nouveau que ces salons-serres, qui n'ont guere plus de vingt ans de date [...]" (391). Ainsi chez Zola, dans La Curee, la serre devient-elle tres vite un succedane de l'enfer ou Renee, Phedre moderne, ayant mache une feuille d'une des plantes, semble s'etre empoisonnee et revient commettre, en quete de sensations plus rares, l'inceste avec son beau-fils Maxime. Zola pousse la perversion, provoquee en partie par cet espace diabolique, jusqu'a faire se renverser les roles sexuels, Renee devenant l'homme et Maxime la femme. Apres quoi toutes les plantes de la serre sont tour a tour associees a une vision sensuelle, voire sexuelle allant jusqu'a une debauche de sensations: "Ces bras sans fin pendaient de lassitude, se nouaient dans un spasme d'amour, se cherchaient, s'enroulaient, comme pour le rut d'une foule" (261).

Atmosphere similaire dans le recueil Serres chaudes, de Maeterlinck, ou la serre est le symbole de l'inconscient et des desirs d'autant plus vifs que, prisonniers, ils sont incapables de s'exterioriser: "Et ces troupeaux de mes desirs dans une serre!" ("Ame") (16). Et dans "Tentation," la vision d'une sexualite debridee est encore plus claire:
 O les glauques tentations
 Au milieu des ombres mentales,
 Avec leurs flammes vegetales
 Et leurs ejaculations. (21)


Deja, dans L'Education sentimentale, Flaubert associait la serre a la sensualite lorsqu'il ecrivait qu'ayant seduit Mme Dambreuse, "il semblait a Frederic, en descendant l'escalier, qu'il etait devenu un autre homme, que la temperature embaumante des serres chaudes l'entourait [...]" (395).

On la retrouve a plusieurs reprises, dotee de fonctions differentes chez Maupassant, qui en avait fait amenager une dans son appartement parisien. Elle est presente et, comme chez Zola, connotee de maniere negative, dans BelAmi (1884), ou l'ancienne maitresse de Duroy y est "perdue dans un songe malsain, le songe etrange et parfois mortel que font entrer dans les cerveaux humains les plantes endormeuses des pays chauds, aux formes bizarres et aux parfums epais." (365) Cinq ans plus tard, en 1889, il est interessant de noter que l'adjectif qualifiant les plantes tropicales a donne naissance a une nouvelle ou il est de nouveau question de serre. En effet, dans "L'Endormeuse," c'est la que les candidats au suicide recoivent le gaz parfume qui les delivrera a jamais de leurs maux: "C'etait une delicieuse galerie, une sorte de serre, que des vitraux d'un bleu pale, d'un rose tendre, d'un vert leger, entouraient poetiquement de paysages de tapisseries" (1166). Il s'agit donc tres souvent d'un lieu double, faussement enchanteur, qui pousse aux pires exces, et dans les plaisirs duquel on peut trouver la mort.

Ces visions feeriques seront celles que l'on retrouve frequemment dans le Rimbaud des Illuminations, qui est, a notre connaissance, le seul recueil ou il soit fait mention des jardins (Rimbaud preferera le mot "parc"). Ni les "Poesies," ni les "Derniers vers," ni la Saison en enfer n'y font reference, ce qui peut s'expliquer par le fait qu'un etre aussi epris de liberte que le fut Rimbaud preferait la nature--qu'il a d'ailleurs abondamment chantee--aux jardins, lieux enclos, ou sa sensibilite se sentait peut-etre a l'etroit. Il est a noter que la plupart des references aux parcs dans les Illuminations sont souvent des images partielles: "des talus de parcs" ("Promontoire" 299), "du cote des jardins de palmes" ("Royaute" 267), et "ce coin du parc" ("Ornieres" 275). Dans ce dernier texte, la vision feerique semble se produire a l'exterieur du parc (la distinction "a gauche/a droite," ainsi que la mention des "ornieres de la route humide" l'indiquent). Lorsque l'evocation se fait un peu plus precise, comme dans "Enfance n," elle agit de l'exterieur, de sorte que l'on ne voit quasiment rien: "Le chateau est a vendre; les persiennes sont detachees [...].--Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitees. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes"(256). Mais au fond, peu importe: "D'ailleurs, il n'y a rien a voir la-dedans," ajoute le poete. La seule remarque positive concernant les parcs se trouve dans "Villes," texte dont la critique s'accorde a penser qu'il est nourri de souvenirs du voyage a Londres. Rimbaud ecrit: "Les parcs representent la nature primitive travaillee par un art superbe" (279).

Dans sa these sur les jardins au XIXe siecle, Melanie Hawthorne fait de ceuxci le lieu privilegie de la femme. Il est vrai qu'elle y joue un role preponderant. C'est souvent la que l'amour s'y declare, s'y epanouit, s'y fait meme. Pourtant le parc n'en est pas moins un endroit d'hommes, que ce soit celui ou ils parlent d'amour avec les femmes, ou encore, plus rarement il est vrai, le terrain ou ils s'epanchent, seuls, ou en compagnie d'autres hommes. Ainsi l'etrange poeme en prose de Mallarme, "L'ecclesiastique" (1886), met en scene, dans un coin retire du Bois de Boulogne, un prelat qui "repondait aux sollicitations du gazon," et qui est decouvert dans son "solitaire exercice" par le narrateur (287). Selon la maniere assez absconse de Mallarme de suggerer les faits plutot que de les enoncer, le lecteur se demande de prime abord s'il n'assiste pas a une scene de defecation, ou de masturbation, alors qu'en derniere analyse l'homme d'eglise se serait laisse aller a une crise de fou rire: "l'apparition quasi diabolique qui continuait a froisser le renouveau de ses cotes, a droite, a gauche et du ventre, en obtenant une chaste frenesie" (287) et "il se roulait, dans la beatitude de sa simplicite naive, plus heureux qu'un ane" (288). Mallarme ne peut s'empecher de voir dans cette scene, il est vrai quelque peu grotesque et ambigue, "l'image marquee d'un sceau mysterieux de modernite, a la fois baroque et belle" (288). Le parc, qui peut seul semble-t-il donner lieu a des visions de ce genre "loin [...] des canons, des interdits, des censures [...]," s'avere donc bien representer pour Mallarme un des hauts lieux de la modernite (288). Ce sera, pour des raisons differentes, l'avis de Jean Lorrain, qui dans "Le reveil des faunes," texte paru au Journal en 1891, nous livre une chronique non seulement comique, mais aussi revelatrice, sur les michetons du Bois: "Ca et la, dans les herbes mouillees, des formes gisent aplaties, des orteils nus crevent le clair obscur a l'ombre des fourres et ... ma foi, de fortes senteurs d'ail et d'humanite rance s'exhalent, nauseeuses, dans ce coin de nature embaume" (n.p.).

L'humour sert ici, d'une part a "inverser" les signes habituels du Bois, lieu de recreation familiale devenu, la nuit, carrefour de debauche, d'autre part a en banaliser la fonction clandestine (la prostitution masculine, que l'on n'evoque jamais). Dans L'Art d'aimer, Lorrain evoquera le Bois comme etant "le rendezvous de tous les vices errants, de toutes les folies et de tous les ruts" (193). Il vient pourtant, dans cette petite vignette qui appartient a une serie innocemment intitulee "Matins de Paris," de donner une image presque naturelle d'une activite consideree comme illegale et immorale. Le debut et la fin du texte, tres poetiques, ne ternissent en aucun cas l'image du Bois--espace moderne de plaisir--auquel Lorrain, par un detournement tout decadent, attribue, non sans une certaine ironie, des caracteristiques antiques. A la fin, les deux "faunes" partent faire leurs ablutions a une fontaine Wallace toute proche, car "c'est commode comme tout, ce bibelot-la, pour se laver[...] Dans notre metier, a nous autres, il faut se tenir propre, on ne sait pas ce qui peut arriver [...]" (n. p.). Comme on le voit, le parc moderne n'est plus le lieu propice a la reverie et a la meditation que l'on trouvait au siecle precedent. Il arrive que, comme la serre, qui est en quelque sorte un jardin concentre, le parc soit le symbole de l'interdit, des pulsions inconscientes, du refoule. Il est alors tour a tour synonyme d'inquietante etrangete, voire de lieu diabolique, hante. Un excellent exemple en est sans doute le petit conte de Jean Lorrain intitule "Le Crapaud." Publie en 1891, il relate un souvenir de nature autobiographique. Enfant, dans le parc de ses cousins, le narrateur se desalterant a une source, s'apercoit trop tard qu'un crapaud est venu y agoniser. La presence de la bete "tout au moins centenaire, demi-gnome, demi-bete du sabbat, comme il en est parle dans les contes,"--elle-meme peu realiste: nous sommes dans le fantasme--traumatise le jeune garcon au point que vingt-cinq ans plus tard, il affirme que le souvenir lui en donne encore la nausee (235). Notons que le nom du parc, "Valmont," vient encore ajouter a l'aspect diabolique des lieux, Lorrain faisant reference au roman maudit de Laclos.

Dans La Faute de l'abbe Mouret, le "Paradou," parc au nom paradisiaque s'il en est, est d'abord decrit comme un endroit idyllique, dans un style de conte de fees: "Du temps de Louis xv, un seigneur y avait bati un palais superbe, avec des jardins immenses, des bassins, des eaux ruisselantes, des statues, tout un petit Versailles perdu dans les pierres [...] (1248). Le Paradou a conserve l'innocence de la pastorale, dont il est directement issu, ainsi que des textes saints. (14) Ce n'est pourtant pas l'avis, dans le roman, du pere Jeanbernat, qui, a cause de l'obscurite, du parfum entetant des fleurs et "des souffles si droles [qui] y passaient dans les allees," y prend peur (1252). Il s'agit bien la d'un parc moderne qui sera rendu responsable de cet amour impossible, comme si, a l'instar des serres, la vegetation du lieu avait un effet nocif sur les personnages.

Nous retrouvons cet aspect double chez Albert Samain, dans Au jardin de l'infante (1898). Tout le recueil est, comme le titre l'indique, sous le signe du jardin. Mais, comme chez Baudelaire et Maeterlinck, c'est d'un jardin allegorique qu'il s'agit ici, comme le prouve le poeme liminaire: "Mon ame est une infante en robe de parade" (7-10). Si l'infante est l'ame du poete, le parc en est donc l'imaginaire: fantasmes, pulsions, souvenirs:
 Le parc alentour d'elle etend ses frondaisons,
 Ses marbres, ses bassins, ses rampes a balustres,
 Et, grave, elle s'enivre a ces songes illustres
 Que recelent pour nous les nobles horizons. (8)


Le jardin de l'infante est un melange des fonctions etablies plus haut: lieu de l'amour mele d'une forte sensualite, mais d'ou se degage souvent une grande melancolie, liee a l'idee de la mort. Ainsi, dans "Heures d'ete," sonnet liminaire du recueil, le poete compte sur "les parfums exasperes" des roses pour que son amour "se prolonge." Or ce parfum idyllique contient en lui les germes d'un mal evoque dans le bel oxymoron du dernier vers, que l'image du premier vers de ce dernier tercet prefigure: "Le parc est sombre comme un gouffre ... / Et c'est dans mon coeur orageux / Comme un mal de douceur qui souffre" (14). Et dans l'hymne a la "Luxure," ainsi que dans la vision de sabbat evoquee dans "Le bouc noir passe au fond des tenebres malsaines," le jardin est fortement lie a la sexualite. La version de Samain pourrait aisement etre comparee a celle d'Octave Mirbeau dans son Jardin des supplices (1899). Non pas tant en ce qui concerne la sexualite, quoique les fleurs qui sont decrites la suggerent, que par l'aspect malsain qui s'en degage. Car si le narrateur y trouve un certain repit aux cruautes que Clara lui a montrees dans le bagne, on nous dit que ce jardin--d'ou son nom--a ete nourri de la mort de trente mille coolies qui ont participe a sa creation, et qu'il "s'active encore aujourd'hui des ordures des prisonniers, du sang des supplicies, de tous les debris organiques que depose la foule chaque semaine et qui, precieusement recueillis, habilement travailles avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirs speciaux, forment un puissant compost [...]" (188).

Meme dualite dans le jardin "joli comme un doux sourire de vieille"--l'ancienne pepiniere du Luxembourg--de "Menuet," de Maupassant (1882), qui n'est a priori que plaisir, celebration du temps passe. Le narrateur se lie d'amitie dans les allees avec un vieillard qui s'avere avoir ete maitre de danse a l'opera. Plus tard il rencontre la femme de celui-ci, ancienne danseuse celebre, et le couple execute pour lui un menuet. Le charme--au sens premier, magique--du jardin opere d'autant mieux que le narrateur annonce a la fin du conte que la pepiniere a depuis ete detruite, et qu'il ne les reverra plus, rejetant cette fascinante experience au rang de l'impossible. Maupassant prend d'ailleurs soin de decrire le jardin comme un lieu idyllique, lie a la reverie. Notons toutefois que ce lieu d'election n'est pas associe qu'a des sentiments positifs. Le preambule du texte, qui cherche a determiner les douleurs les plus vives de la vie, definit l'episode qui va nous etre conte comme une des deux ou trois choses "qui sont entrees en [lui] comme de longues et minces piqures inguerissables" (636). Il dira plus tard, voyant les deux vieillards danser, son ame emue d'une "indicible melancolie" (636). Le theme de la melancolie et de la nostalgie--ici d'un temps definitivement revolu, qui se manifeste de nouveau--se retrouvent de maniere obsedante dans la plupart des jardins fin-de-siecle, specialement lorsqu'ils sont associes a l'automne, saison decadente par excellence.

Or si les ecrivains de la fin du siecle continuent de chanter la saison d'election des romantiques, ce ne sera pas sans une certaine forme de subversion. Dans le beau recueil Ames d'automne (1898), de Jean

Lorrain, la saison triste a souvent pour cadre un jardin. Un exemple particulierement interessant est celui de "Recurrence," ou le protagoniste revient dans un lieu familier, le parc de Saint-Cloud. Apres avoir laisse errer ses pensees sur les moments heureux qu'il passait dans ce parc en compagnie d'une femme aimee qui l'a depuis quitte, il se prend a commander le meme menu qu'elle affectionnait. S'il s'angoisse tout d'abord a l'idee de se retrouver seul desormais: "Comme il fait deja tard dans sa vie! Qui va-t-il aimer, maintenant!" (143), l'influence de l'alcool aidant, il se ragaillardit, et, ainsi se termine la nouvelle, se dit: "Elle ne se serait pas embetee ce soir" (144). Si le parc garde ici ses fonctions romantiques, d'un lieu empreint de tristesse et de melancolie, le rebondissement de la fin, assez representatif de la maniere de Lorrain, montre que, dans la modernite, le parc peut engendrer des sentiments contraires: la nostalgie fait place a un certain contentement de soi, comme si le repas recurrent avait eu un effet cathartique.

Vision de printemps celle-la, mais tout aussi melancolique et nostalgique que le Verlaine d'"Apres trois ans"--il fait d'ailleurs partie de la section "Melancholia" des Poemes saturniens (1866)--et, en ce sens, tres proche du texte precedent, car il s'agit egalement d'un retour solitaire dans un lieu familier, ou une idylle desormais rompue, a eu lieu. La beaute du texte tient a ce que tout est suggere. La gradation, de la description de la beaute du lieu du premier quatrain, a l'acrete du dernier tercet, est toutefois a elle seule tres eloquente:
 Meme j'ai retrouve debout la Velleda,
 Dont le platre s'ecaille au bout de l'avenue,
 --Grele, parmi l'odeur fade du reseda. (46)


Ce poeme trouvera, quelques annees plus tard, son pendant dans "L'Amour par terre," des Fetes galantes (1869). Le lieu n'est plus "le petit jardin" mais "le coin le plus mysterieux du parc," et si les amants sont ici encore unis, un fort pressentiment provoque par la chute de la statue symbole de l'amour, vient hanter les "pensers melancoliques" du narrateur et le plonger dans une profonde tristesse, tandis que l'aimee, insouciante, "s'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole" (96).

Quant au "Colloque sentimental," il se situe "[d]ans le vieux parc solitaire et glace," deux adjectifs prefigurant de maniere metaphorique ce qui va se produire. En effet, les fantomes qu'il met en scene evoquent un passe amoureux dont l'un des deux personnages ne se souvient meme pas. Et sous la legerete, le marivaudage apparent du dialogue des deux spectres, perce la encore une profonde tristesse, car"--L'Espoir a fui, vaincu, dans le ciel noir" (97).

Le dernier des grands decadents, Proust, parlera avec beaucoup de passion du Bois, jusqu'a en faire un lieu de l'esprit, un lieu philosophique. Ainsi ecrit-il dans La Recherche que "cette complexite du Bois qui en fait un lieu factice, et dans le sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l'ai retrouvee [...]" (421). Un peu plus loin, Proust ecrira que "c'etait l'heure et c'etait la saison ou le Bois semble peut-etre le plus multiple" (421). Complexite, artificialite, multiplicite, ce bois n'est decidement pas un parc comme les autres. Il semble avoir une vie propre, une sorte de mission superieure, Proust ajoutant "qu'il repondait a une destination etrange a la vie de ses arbres [...]" (421) En effet, ce lieu enchanteur renferme le souvenir des "chefs-d'ouvre d'elegance feminine" qui ont fascine la jeunesse du narrateur. (421) C'est donc dans sa capacite a concentrer les sensations et a conserver le souvenir, c'est a dire dans son pouvoir extraordinaire sur l'imagination--et sur l'imaginaire, puisqu'il est egalement reservoir du desir--qu'il fascine le narrateur. Il s'agit de nouveau du paysage-etat d'ame cher aux romantiques, mais par cette sorte de perversion (15) decadente qui fait que ce n'est desormais plus la nature elle-meme qui repond aux etats d'ame de l'esprit et les assiste, les symbolise, les exacerbe. C'est sa replique comme inversee, recreee, condensee: une nature devenue oeuvre d'art pour en rappeler l'essence aux etres qui s'en sont separes.

D'apres les derniers exemples qui viennent d'etre analyses, nous remarquons que le jardin "nostalgique" de la periode romantique evoque plus haut est bien loin d'avoir disparu. On peut meme affirmer qu'il prolifere au fur et a mesure que le siecle avance, et que le zeitgeist de la decadence contamine plus ou moins tous les textes des trente dernieres annees environ. Dans "Burying the Dead," Jean Starobinski evoque le lien selon lui intrinseque qui unit l'art des jardins a la nostalgie: (16)
 Consider one of the principal aims of the art of gardening: it
 sought through artifice to recall to this earth the image of a
 state of nature preceding the sad changes wrought in it by human
 labor. It attempted to resurrect a lost harmony.
 ... While bringing back to earth the image of a former state of
 happiness, the garden was unable to do away with the awareness of
 death, and all the more so because in the very perfection of its
 resources it admitted to providing no more than the semblance of
 redemption. (20)


En tout jardin reposerait donc le desir irrealisable de retourner a un etat premier ou l'etre humain ne faisait qu'un avec la nature. Il en serait donc a la fois la tentative, ainsi que la preuve de cette impossibilite. D'ou les sentiments de melancolie et de nostalgie qu'il engendre. Or on sait que toute la fin du siecle, imbue des theses pessimistes de la philosophie de Schopenhauer melees a la certitude que le monde europeen allait peu a peu vers sa fin, represente un parfait terreau pour la nostalgie d'epoques plus ou moins lointaines, qu'il s'agisse d'un Moyen-Age, d'une Antiquite, ou d'un XVIIIe siecle idealises. Des lors, rien d'etonnant a ce que le jardin, symbole de la nostalgie par excellence, fasse fonction de catalyseur en incarnant l'espace d'election ou les regrets vont pouvoir s'exprimer. Cette nostalgie prendra, nous l'avons vu, differentes formes. Cependant, il est possible d'affirmer que ces formes "locales" concourent toutes, d'une maniere ou d'une autre, a la nostalgie d'un Age d'or a laquelle Starobinski fait reference. C'est peut-etre, en derniere analyse, une de ses fonctions principales a la fin du XIXe siecle.

En conclusion, les grands jardins publics parisiens crees par Alphand a partir de 1853, viennent a point nomme pour offrir une sensation de verdure au citadin. Ils symbolisent le droit a la fianerie et a l'imagination, que nombre d'ecrivains fin-de-siecle accuseront la societe positiviste, obsedee par l'idee de progres, de vouloir eliminer. Pourtant, parcs et jardins a la fin du XIXe siecle ne seront plus desormais les lieux amenes (locus amcenus) qu'ils etaient depuis le Moyen-Age. Et si, comme depuis l'Antiquite, ils servent encore a cacher l'amour, ils y ajoutent parfois d'enivrantes epices. Tres souvent, ils sont emprunts d'une touche de nostalgie due au fosse de plus en plus infranchissable entre l'homme et la nature. Espaces de l'interieur, de l'ame comme chez Proust, ce sont des lieux etranges ou, a l'epoque ou il est en train d'etre explore, l'inconscient, qu'ils symbolisent, est souvent present. Tout teintes qu'ils soient parfois de negativite, ce n'en sont pas moins des lieux fascinants, remplis de charme et de mystere en ce qu'ils celebrent, au beau milieu de la ville, une nature artificielle faisant appel au reve et au fantasme qui n'etait pas encore indispensable aux Romantiques, mais qui le devient pour les ecrivains de la fin du siecle. Si les jardins ne sont pas absents de la litterature du xxeme siecle, leur realite comporte des failles. (17) En effet, depuis la guerre, de nombreux jardins publics etaient a l'abandon, en particulier sur la Cote d'Azur, haut lieu des espaces verts. A Paris, il fallut attendre la fin de notre siecle pour que de nouveaux jardins voient le jour. Souhaitons que ce nouveau besoin d'espaces verts dans une ville souffrant de plus en plus de surpopulation et de pollution, aille de pair avec une creation litteraire ou parcs et jardins continueront a operer leur reverie sur le lecteur.

NOTES

(1) Mais aussi dans les autres arts. Il faudrait notamment rechercher dans l'iconographie, la peinture, et la musique du temps (je pense par exemple a Lakme, de Leo Delibes (1883), dont l'action se passe en majeure partie dans un jardin secret), ainsi que dans la litterature d'autres pays: en particulier l'Espagne, avec la generation de 98, qui a abondamment cultive l'art des jardins (voir Juan Ramon Jimenez), et l'Italie, avec D'Annunzio.

(2) C'est le cas, pour n'en citer que quelques-uns, du Jardin des supplices, de Mirbeau, de Serres chaudes, de Maeterlinck, et, de Samain, Au jardin de l'infante.

(3) J'emploierai parfois, comme ici, le mot "jardin" au sens large, a savoir un espace enclos plante d'arbres ou de fleurs.

(4) Dans Paris, Capitale du XIXe siecle, Benjamin note: "Installation a Paris des jardins, des squares, des parcs, uniquement grace a N. ni. Entre 40 et 50 furent crees" (148).

(5) Voir Prendergast 171. Je renvoie egalement aux recents ouvrages de Carmona et Valance sur Haussmann.

(6) Toutefois cette theorie ne tient pas vraiment si l'on considere l'exemple des ButtesChaumont, fabuleux ilot de grace pastorale melee de charme moderne dans le dessin des allees; les Buttes etant situees au beau milieu du quartier le plus proletaire de Paris. On peut avancer qu'il ne s'agit pas la de l'apotheose du grandiose que representait le Bois de Boulogne. Certes; mais les Buttes sont tout de meme un fort joli joyau.

(7) Celebre surnom donne a N.III.

(8) Marie-Antoinette avait, elle aussi, voulu jouer a la bergere des pastorales, en faisant construire la fermette du Petit-Trianon a Versailles.

(9) Selon la distinction classique parc/jardin: le parc etant plante d'arbres tandis que le jardin est plante de fleurs.

(10) Voir, en particulier, pour le sujet qui nous occupe ici, sa Poetique de l'espace.

(11) L'ouvrage de Gail Finney donne un bref compte-rendu historique de l'utilisation des jardins depuis l'Antiquite. (Cf. Chap. 1)

(12) On peut en effet considerer 1850-51 comme une periode charniere pour la France: retour de l'Empire, industrialisation galopante, mouvements ouvriers, apotheose de la bourgeoisie, etc.

(13) Voir Introduction, ii, "Paradise, Pastoral, and the Garden," 6-13.

(14) Beverly Ormerod retrouve les origines du Paradou dans le Jardin de Marie et dans le Chant de Salomon. Mais curieusement, elle ne semble pas faire le rapprochement entre l'aspect nocif du parc a la vegetation sauvage et incontrolee, symbole des pulsions inconscientes, et la modernite. Le Paradou est, d'une certaine maniere, un jardin decadent.

(15) Ce terme est evidemment a prendre dans son acception psychanalytique, de "derivation quant au but."

(16) Cet excellent article est en fait la revue critique d'une etude sur les cimetieres au XVIIIe siecle.

(17) Voir Bishop.

OUVRAGES CITES

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Bachelard, Gaston. Poetique de l'espace. Paris: Jose Corti, 1959.

Baudelaire, Charles. OEuvres completes. Vol. 1. Pleiade. Paris: Gallimard, 1975.

Benjamin, Walter. Paris, capitale du XIXe siecle. Paris: Editions du Cerf, 1989.

Bishop, Michael. "La poetique du jardin dans la poesie moderne," Dalhousie French Studies, 29 (1994): 199-211.

Carmona, Michel. Haussmann. Paris: Fayard, 2000.

Flaubert, Gustave. L'Education sentimentale. Folio. Paris: Gallimard, 1973.

Foucault, Michel. "Des Espaces autres," Architecture, Mouvement, Continuite Oct. 1984, 46-49.

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--. L'Art d'aimer. Paris: Baudiniere, 1929.

--. Ames d'automne. Paris: Fasquelle, 1898.

--. Histoires de masques. St Cyr-sur-Loire: C. Pirot, 1987.

Maeterlinck, Maurice. Serres chaudes. Paris: Librairie les Lettres, 1955.

Mallarme, Stephane. OEuvres completes. Pleiade. Paris: Gallimard, 1945.

Maupassant, Guy de. Bel-Ami. Paris: Garnier, 1966.

--. OEuvres completes. Vol. 1. Pleiade. Paris: Gallimard, 1974.

--. OEuvres completes. Vol. 2. Pleiade. Paris: Gallimard, 1979. Mirbeau, Octave. Le Jardin des supplices. Paris: Charpentier, 1899. Noury, Louis-Michel. Les jardins publics en province. Rennes: Presses U de Rennes, 1997.

Ormerod, Beverly. "Zola's Enclosed Gardens." Essays in French Literature. 11 (1974): 35-46.

Proust, Marcel. OEuvres completes. 3 vols. Pleiade. Paris: Gallimard, 1954.

Pinkney, David. Napoleon III and the Rebuilding of Paris. Princeton: Princeton UP, 1958.

Prendergast,Christopher. Paris and the Nineteenth Century. Oxford: Oxford UP, 1992.

Rimbaud, Arthur. OEuvres. Paris: Garnier, 1960.

Samain, Albert. Au jardin de l'infante. Paris: Mercure de France, 1919.

Sand, George. "La reverie a Paris." Paris-Guide 1867. Paris: La Decouverte, 1983.

Starobinski, Jean. "Burying the Dead." Rev. of The Architecture of Death: The Transformation of the Cemetery in Eighteenth-Century Paris, by Richard Etlin. New York Review of Books January 1986: 16-20.

Valance, Georges. Haussmann le grand. Paris: Flammarion, 2000.

Verlaine, Paul. OEuvres poetiques completes. Pleiade. Paris: Gallimard, 1951.

Zola, Emile. OEuvres completes. Vol. 1. Pleiade. Paris: Gallimard, 1960.
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Author:Santos, Jose
Publication:Nineteenth-Century French Studies
Article Type:Critical essay
Geographic Code:4EUFR
Date:Mar 22, 2003
Words:8895
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